« Vous nous avez baisés à sec » : des troubles autistiques valent à un jeune apprenti d’être poussé dehors


Oscar T., 24 ans, dyspraxique et atteint du syndrome d’Asperger, a l’habitude de décrire son handicap. « J’ai des difficultés à comprendre les nuances sociales implicites selon les contextes sociaux dans lesquels je dois m’exprimer ou écrire », explique-t-il. 

Au quotidien, cet étudiant en master 2 en affaires publiques peut avoir du mal à passer de l’oral à l’écrit et a des difficultés neurovisuelles, par exemple lorsqu’il faut assembler différents éléments dans un ensemble. Des formules, des mots ou des chiffres dans un tableau compliquent immédiatement les choses. 

Ses professeurs le savent, prennent le temps de lui pointer ses erreurs et l’aident à s’améliorer. Son parcours scolaire est d’ailleurs très satisfaisant. Après avoir obtenu un master 1 de science politique à l’université de Bordeaux, il termine son master 2 à l’école de Hautes Études internationales et politiques à Paris (HEIP). Son rêve : devenir attaché de presse. 

Dans le cadre de ce cursus universitaire, Oscar a choisi l’apprentissage pour alterner temps d’études et temps en entreprise. Après avoir travaillé un an chez Sanofi, il cherche un nouveau contrat en juin dernier pour commencer cette nouvelle année. Il souhaite désormais rejoindre une agence de relation presse et postule à plusieurs d’entre elles.

© Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Le 23 juin 2022, il décroche un rendez-vous chez Ozinfos, une agence de communication d’influence, « spécialiste des thématiques économiques, sociales et sociétales » et de la communication de crise. Le pedigree progressiste des deux dirigeants séduit l’étudiant. La directrice, Marie-Céline Terré, ancienne conseillère de Jack Lang lorsqu’il était ministre, est membre de Voxfemina, une association féministe. Amine Moussaoui, le directeur associé, est lui très actif dans la lutte contre les discriminations, notamment via l’association L’Autre Cercle qui lutte contre l’homophobie en entreprise. De nombreux clients de l’agence, enfin, sont aussi très engagés sur les thématiques de lutte contre le harcèlement au travail. De quoi mettre en confiance l’étudiant, par ailleurs militant au Parti socialiste. 

Avant son embauche, Oscar prévient l’entreprise de son handicap

Après un entretien qui « s’est très bien passé » et avant de signer son contrat d’apprentissage, Oscar tient tout de même à prévenir l’agence de sa situation médicale. Par mail adressé à la secrétaire de l’agence, il explique donc le 21 juillet avoir monté un dossier auprès de la maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH) qu’il souhaite leur transférer.

« Ce dossier a été constitué lorsqu’on m’a diagnostiqué un trouble du spectre autistique, écrit-il. Madame Terré et Monsieur Moussaoui peuvent me recontacter s’ils souhaitent obtenir plus d’informations sur les impacts qu’a ce trouble dans mon quotidien au travail. » Les deux dirigeants ne répondent pas au mail, mais Oscar débute son contrat le 24 août. « Lors de mes précédentes alternances, les entreprises prenaient contact avec des consultants informés sur les troubles Asperger pour les aider à gérer en termes de nuance sociale, nuance au bruit. J’étais étonné qu’ils ne le fassent pas », explique Oscar. 

Si son apprentissage se passe bien les premiers mois, Marie-Céline Terré se montre rapidement plus sévère. Elle lui reproche sa façon de se présenter aux clients de l’agence. « Je suis consternée par votre mail qui contrevient aux règles que j’ai exposées en la matière », lui écrit-elle notamment lorsqu’il oublie le nom du client dans l’objet de son mail et qu’il se présente comme « alternant » au lieu de « consultant »

En février, la situation se complique et les remarques sur son travail sont plus nombreuses, comme lorsqu’il rend un tableau Excel avec quelques erreurs. « Oscar, ce travail n’est pas abouti, une fois de plus alors que nous l’avons déjà signalé. […] Ce n’est pas possible après cinq mois de présence à l’agence. Nous en reparlerons demain lors de notre entretien », écrit la directrice par mail. 

Viré ou à mi-temps thérapeutique

L’apprenti craint d’être licencié et anticipe les reproches en envoyant un mail quelques heures avant sa convocation. Il explique être satisfait des missions qu’on lui confie, se sentir progresser et dit s’épanouir dans l’agence. « Je suis conscient de mes difficultés à comprendre les nuances sociales implicites […]. Je constate que vous me reprenez régulièrement lorsque je prends la parole au mauvais moment dans une journée de travail, ou que je ne donne pas toujours les bonnes informations aux journalistes lorsque je dois faire des relances », concède toutefois l’étudiant.

Il se grattait, il s’agitait, il mangeait de façon compulsive des crayons.

La directrice de l’agence à propos d’Oscar

Il propose alors de lui-même que la directrice échange avec une consultante pour comprendre davantage les conséquences de son handicap. « Elle est consultante spécialiste des troubles du spectre autistique […]. Elle vous donnera des solutions concrètes pour vous aider dans votre stratégie managériale si vous en ressentez le besoin », écrit l’étudiant, qui « craint un licenciement ». Encore une fois, la directrice de l’agence ignore l’idée. 

Comme le révèle la Défenseure des droits dans son dernier rapport, le fait d’être en situation de handicap multiplie par trois le risque de discrimination au travail. « Depuis bientôt cinq ans, le handicap est le premier motif de saisine de la Défenseure des droits en matière de discrimination, et l’emploi le premier domaine dans lequel s’exercent ces discriminations », rappelait en 2021 Fabienne Jégu, conseillère auprès de la Défenseure des droits. Alors qu’Oscar est étudiant apprenti, la directrice de l’agence ne juge pas nécessaire, ni de solliciter une aide extérieure pour mieux appréhender son handicap, ni de contacter son école pour faire part des difficultés qu’elle dit rencontrer. 

Marie-Céline Terré maintient donc le rendez-vous qui a lieu le 15 février dernier en présence de son associé Amine Moussaoui et d’Oscar. Selon ce dernier, les deux dirigeants l’accusent rapidement d’avoir minimisé les conséquences de son handicap. Ils exigent ensuite qu’il demande un mi-temps thérapeutique pour ne plus travailler que 2,5 jours par semaine à l’agence, sans quoi il serait mis dehors. Et insistent pour qu’il ne prévienne surtout pas son école ou la médecine du travail. 

Sollicitée par Mediapart, Marie-Céline Terré dément d’abord catégoriquement. « Je réfute lui avoir demandé ça. Il est là depuis août, on a décidé de le soutenir, de l’aider, de lui dire qu’on faisait le maximum. S’il parle à Mediapart, c’est son problème », affirme-t-elle en qualifiant Oscar d’« ingérable ». Plus tard, elle nous rappelle pour finalement tout nuancer. 

« Cela s’est très bien passé le premier mois, c’était super. Cela s’est dégradé au moment où il a commencé l’alternance avec les cours, explique-t-elle. Rapidement, je me suis dit que ses deux vies, les cours et l’entreprise, étaient très fatigantes pour Oscar », qu’elle décrit cette fois-ci comme « vif, intelligent et cultivé ». « On avait compris qu’il n’avait pas encore les compétences pour le métier mais le but d’un apprentissage, c’est justement d’apprendre », reconnaît-elle. 

Depuis janvier, selon elle, la situation se serait dégradée. Que lui reproche-t-elle ? « J’ai trouvé qu’il manifestait des troubles physiques. Il se grattait, il s’agitait, il mangeait de façon compulsive des crayons, il avait des petits endormissements », égrène la directrice, qui lui aurait alors proposé de solliciter un mi-temps thérapeutique. « Je l’ai simplement incité à le demander. Si le médecin avait jugé qu’il n’avait pas besoin de ce mi-temps, il serait revenu à l’agence avec les mêmes horaires », jure la directrice. 

Des éléments accablants pour la direction

Si la directrice dément catégoriquement tout chantage ou toute pression exercés sur son apprenti, des éléments réunis par Mediapart prouvent le contraire. D’après nos informations, la réalité de l’échange est en totale contradiction avec la version de la direction de l’entreprise avancée à Mediapart. 

Vous nous avez un peu baisés à sec. Moi je vous le dis clairement.

Le directeur associé de l’agence, Amine Moussaoui, à Oscar, salarié apprenti en situation de handicap

À propos de son trouble Asperger, la directrice le voit comme « un mauvais étiquetage au départ ». « Vous nous avez un peu pris en otage », déclare Amine Moussaoui à Oscar lors de ce rendez-vous. Son tort ? N’avoir pas expliqué dans le détail et dès le début de son embauche les conséquences de son handicap au travail. Il a beau n’être qu’un alternant, censé profiter de cette expérience pour parfaire ses compétences, les deux dirigeants se montrent très brutaux pendant plus de 30 minutes d’entretien.

« On est contents de vous aider, de faire en sorte que vous progressiez, mais à un moment l’entreprise, on n’a pas une mission sociale. Surtout une petite entreprise. On est sous l’eau en permanence et nous on compte sur votre force de travail », lâche Marie-Céline Terr, qui ajoute : « Au bout de cinq mois, je trouve que vous n’avez pas progressé sur quoi que ce soit. On vous donne de moins en moins de choses parce qu’on est inquiets du rendu. »

On lui reproche de mal remplir des tableaux Excel, de mal communiquer au sein de l’entreprise ou de mal cibler les journalistes à contacter. « Vous êtes inapte. Votre trouble ne correspond pas à ce que demande une agence, peut-être que vous devriez être critique littéraire », suggère Marie-Céline, qui reconnaît finalement qu’Oscar les avait bien informés de son handicap avant d’être embauché. Pourquoi l’avoir embauché ? « C’étaient les vacances scolaires, c’était difficile de trouver un autre alternant. On s’est dit : on prend le risque et on lui donne sa chance », explique-t-elle à l’étudiant. 

Amine Moussaoui se fait ensuite plus violent et reproche une nouvelle fois à l’étudiant d’avoir minimisé l’effet de son handicap, balayant au passage le principe du secret médical : « Je comprends bien votre stratégie qui était de ne pas tout dire tout de suite pour vous donner le plus de chances mais, franchement, vous nous avez un peu baisés à sec. Moi je vous le dis clairement. »

Lorsque Oscar rétorque qu’il va « bien », Marie-Céline Terré enchaîne : « Vous allez bien mais nous on voit bien que de temps en temps… Hier, vous étiez inquiétant. Vous vous grattiez partout, moi j’avais l’impression que vous démarriez une crise d’épilepsie. Heureusement non. »

À la fin de l’entretien, les deux dirigeants font ensuite pression pour qu’il accepte de moins travailler dans l’entreprise. S’il ne veut pas être licencié ou déclaré inapte, Marie-Céline Terré exige de l’étudiant qu’il se place en mi-temps thérapeutique et ce, sans en informer l’école. « Mais si on allège votre temps, je ne suis pas socialiste, vous êtes à mi-temps, mais vous êtes payé mi-temps. Moi je ne travaille pas au PS, on n’est pas à mi-temps payé à temps plein. Ça n’existe pas. On ne dit rien à l’école », déclare-t-elle. 

Les deux dirigeants établissent un plan précis pour éviter d’avoir à alerter la médecine du travail et demandent à ce que « ça aille vite ». « Moi j’en sais rien, vous pleurez devant le médecin traitant en disant que vous avez besoin d’un mi-temps thérapeutique. Ils s’en foutent, ils ont juste un papier à remplir. […] Ou sinon vous vous mettez en congé maladie. S’ils refusent, vous dites : “Mettez-moi en arrêt maladie un mois ou deux” », propose-t-elle alors qu’Oscar précise vouloir rester dans l’entreprise « pour progresser ». 

Vous vous débrouillez comme vous voulez, le mi-temps thérapeutique, faut que vous l’obteniez. Et pas 4/5 thérapeutique, je ne l’accepterai pas.

Marie-Céline Terré, directrice de l’agence Ozinfos

À plusieurs reprises, Marie-Céline Terré et Amine Moussaoui insistent pour qu’il ne prévienne personne et ne lui laissent finalement plus le choix. Soit il obtient ce mi-temps, soit il est mis à la porte. 

« D’ici la semaine prochaine, vous avez pris un rendez-vous, vous nous expliquez comment ça se passe et si [votre médecin] est d’accord pour faire un mi-temps thérapeutique. Sinon, moi j’enclenche l’option chiante qui est la procédure d’inaptitude. Inaptitude, je suis obligée de vous reclasser. J’ai aucun autre poste, donc vous êtes dehors, menace-t-elle. Vous vous débrouillez comme vous voulez, le mi-temps thérapeutique, faut que vous l’obteniez. Et pas 4/5 thérapeutique, je ne l’accepterai pas. Donc, c’est minimum le mi-temps. […] Il faut qu’on aille vite. »

Quelques jours après, Oscar s’exécute, obtient un mi-temps et ne dit rien à son école. Ce n’est que récemment, après en avoir parlé à son entourage, qu’il a « pris conscience d’avoir vécu une discrimination » et a été placé en arrêt maladie. 

Une entreprise désormais « blacklistée » par l’école

Contactée, la directrice de l’HEIP, Céline Claverie, affirme « ignorer tout de ces échanges » et prévient d’ores et déjà qu’elle « blacklistera » cette entreprise pour les futur·es alternant·es. « Oscar a fait une première alerte à Noël sans préciser la nature des difficultés qu’il pouvait rencontrer mais n’avait pas souhaité qu’on entame une médiation. On devait prendre l’attache avec son entreprise prochainement », explique la directrice, qui promet désormais « d’accompagner et de soutenir » l’étudiant dans ses démarches. Ce dernier a en effet décidé de saisir la Défenseure des droits et envisage des suites judiciaires. 

Sollicités par Mediapart, certains anciens professeurs d’Oscar se disent choqués de l’attitude de cette entreprise et brossent le portrait d’un étudiant « parfaitement gérable ». « Lorsqu’il était mon étudiant, j’avais des heures spécifiques avec lui pour le faire progresser et cela se passait très bien », se souvient un ex-chargé de TD. « L’université avait mis en place un émargement du fait de son handicap. Je suppose qu’en apprentissage, c’est tout à fait possible. »

L’une de ses professeures actuelles confirme : « Oscar a une grande force de travail, il est très motivé, passionné par ce qu’il fait et il a une très grande culture générale. Sa difficulté reste la méthodologie. Mais c’est normal quand on n’a jamais travaillé, sinon il ne serait pas à l’école. » « Quand il est accompagné, cela se passe bien, poursuit-elle. Mais lorsqu’une entreprise décide de prendre un apprenti qui lui coûte moins cher, c’est le risque à prendre. »

C’est d’ailleurs ce que rappelle le site du ministère du travail. « C’est un contrat de travail de type particulier qui donne à l’apprenti le statut de jeune salarié lui assurant une formation dispensée dans l’entreprise et dans le centre de formation, les heures de formation faisant partie des heures de travail. » Marie-Céline Terré, elle, persiste à démentir toute pression ou discrimination. Et si elle n’a pas souhaité alerter l’école sur ses supposées difficultés, « c’était pour que cela ne vienne pas perturber son parcours universitaire ».



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