Les essais filmés de Franssou Prenant, à l’assaut du roman national français


D’entrée de jeu, Franssou Prenant prévient : « Je n’aime pas les classifications – documentaires, fictions, essais. » Et plus tard dans la conversation, lorsqu’on lui demande de citer des références de cinéastes qui l’auraient influencée, celle qui fut stagiaire-scripte sur le tournage du Diable probablement de Robert Bresson répond : « Je n’ai pas voulu suivre une école, je n’ai pas eu de maître. »

Le Cinéma du réel, l’un des principaux festivals de cinéma documentaire en France, qui court jusqu’au 2 avril à Paris, projette dix films, courts et longs, fictions ou essais, de cette cinéaste née en 1952 à Paris et toujours en mouvement, qui affiche une « liberté inconditionnelle », pour reprendre l’expression de la critique Nicole Brenez. Mediapart diffuse ici un de ses premiers films, L’Escale de Guinée.

Sur celles et ceux qui l’ont découvert en festival l’an dernier au FID à Marseille, son dernier long métrage, De la conquête, a fait grande impression. La réalisatrice y consigne le récit des débuts de l’invasion française de l’Algérie, de 1830 à 1848. Elle en fait un antimonument suffocant à l’Histoire de France.

« Bienvenue à Madagascar », de Franssou Prenant.

Le film confronte ses archives personnelles, filmées en Super 8 sur le sol algérien – des choses vues au coin de la rue, captées sur le vif – à des récits de la conquête, lus par une dizaine de comédiens. Mémoires de militaires aux grades variés, pseudo-rapports géographiques ou scientifiques, textes de grands auteurs (Victor Hugo et Alexis de Tocqueville)… Autant d’extraits qui dévoilent le racisme aux fondements de l’entreprise.

« Au début, j’avais pensé faire un film très court, comme des flèches empoisonnées, en réaction au rapport de Benjamin Stora [sur la colonisation et la guerre d’Algérie, publié en janvier 2021 – ndlr] que je trouvais lamentable. En menant des recherches sur les sources écrites, je me suis rendu compte qu’il y avait matière à faire bien plus », explique Franssou Prenant.

À deux reprises, le film donne à entendre le récit stupéfiant d’une même « enfumade », lorsque le corps expéditionnaire français asphyxiait des tribus berbères en mettant le feu aux entrées des grottes où les populations avaient trouvé refuge. « Ce ne sont pas des détails, mais au contraire un acte majeur de la colonisation en Algérie, exactement comme l’Inquisition est un acte majeur de l’Église », dit encore la réalisatrice.

Franssou Prenant, qui avait pensé devenir archéologue pour étudier la civilisation sumérienne dans l’actuel Irak, avant de s’engager dans des études de cinéma, a vécu à deux reprises à Alger, de 1963 à 1966, où elle découvre, jeune adolescente, des westerns et des films soviétiques à la Cinémathèque, puis de 1999 à 2010.

Ses parents étaient de fervents partisans de l’Algérie indépendante. Dans une belle séquence d’archive de De la conquête, on voit le père géographe donner un séminaire à l’université de Sétif, et dénoncer les ravages de la colonisation sur l’urbanisation du pays.

« De la conquête », de Franssou Prenant.

Son cinéma doit manifestement beaucoup à sa formation de monteuse, d’abord à l’Idhec (l’école parisienne d’avant la Fémis), puis auprès de Romain Goupil (Mourir à trente ans, 1982) ou Raymond Depardon (Faits divers, 1983). Il se fabrique dans le rapprochement, parfois brutal, parfois sensuel, des images en Super 8, tournées sans sons (avec sa pellicule fétiche, Kodachrome 40, que Kodak a cessé de commercialiser en 2004), et des voix recueillies ou recréées : « Au moment du montage, je monte le son et l’image de front, il n’y en a pas un qui vient avant l’autre », explique-t-elle.

La méthode est déjà à l’œuvre dans L’Escale de Guinée, faux carnet d’un voyage de plusieurs mois, seule à Conakry en 1986, peu après la chute de Sékou Touré. Dans Sous le ciel lumineux de son pays natal (2002), trois femmes racontent leurs souvenirs de Beyrouth d’avant et d’après la guerre, collage sonore posé sur des images d’un centre-ville devenu ruines et terrains vagues. Où l’on entend notamment cet éloge de la marge, qui n’est pas sans lien avec la manière de Prenant d’élaborer son cinéma : « Il y a tellement rien [au Liban] que tu peux t’illusionner en te disant que les choses vont changer, qu’il y a des choses à faire, que la vie n’est pas finie, que tout n’est pas ordonné, classé, qu’il y a encore de la marge. »

Dans Bienvenue à Madagascar (2015), l’un de ses plus beaux films sur fond d’histoire d’amour de la réalisatrice avec l’ambassadeur malgache à Alger, elle tente notamment un rapprochement entre la répression de Sétif en 1945 et l’insurrection malgache de 1947, deux histoires de répression française. Elle se souvient : « C’était compliqué de tourner à Alger quand je suis arrivée [en 1999]. Les caméras sont devenues extrêmement banales aujourd’hui, mais à l’époque du tournage, peu de monde en avait vu. Personne ne s’est aventuré dans les rues d’Alger pendant les années du terrorisme parce que c’était trop dangereux. »

Le cinéma vibrant de Franssou Prenant est une collection d’éclats, ramenés de ses périples et exils volontaires. Il est peuplé de chats, d’enfants en train de jouer, de lits défaits, d’escaliers à grimper, d’avions, de trains et de paquebots en train d’arriver ou de partir, mais aussi de tombes, de cimetières face à la mer et de disparus. Dans l’un de ses courts les plus sensuels, Reviens et prends-moi (2004), elle met en image, depuis Alep et Damas en Syrie, un poème du Grec Constantin Cavafy, aimanté par l’absence de l’être aimé. Franssou Prenant parle de ce film de fantôme comme d’un « poème d’amour sans amoureux ».

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Le programme du festival Cinéma du réel est à retrouver ici. À compter de ce samedi et pour quelques semaines, Mediapart diffuse dans le cadre de son partenariat avec la plateforme Tënk L’Escale de Guinée (1987), de Franssou Prenant.



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