En Ariège, une législative partielle en pleine poudrière sociale


Tarascon-sur-Ariège et Foix (Ariège).– C’était le rond-point des « gilets jaunes », c’est devenu celui des opposant·es à la réforme des retraites. Mardi 21 mars, au lendemain du rejet de la motion de censure contre le gouvernement, le giratoire du Sabart, à Tarascon-sur-Ariège, est rouge des gilets de la CGT et de Force ouvrière (FO). Pendant qu’une enceinte crache des airs de « violoneux », typiques des villages de montagne alentour, des syndicalistes font ralentir les voitures pour leur distribuer des tracts appelant à manifester jeudi à Foix, la préfecture du département.

En passant, les camionneurs klaxonnent et lèvent le poing en souriant, sous le regard médusé de quelques gendarmes. À l’ombre d’un barnum écarlate, la colère qu’inspire le gouvernement est palpable. « Avec la loi Macron, je prends un trimestre de plus, alors que je devais partir à la retraite à la fin de l’année 2023 », fustige Didier Courdil, 61 ans, le visage tanné par le soleil pyrénéen.

Le 21 mars, sur le rond-point du Sabart, à Tarascon. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart

Électromécanicien à Sabart Aero Tech, une fonderie d’aluminium qu’on aperçoit à une centaine de mètres, théâtre d’un conflit social opposant la CGT à sa direction, il effectue un travail pénible : « Je dois descendre dans la fosse pour pomper, pousser les lourdes résistances des fours, et je suis le seul habilité au travail en nacelle… Bref, je bosse comme un jeune de 22 ans ! » Pourtant sa demande de départ anticipé a été refusée par le patron.

Frédéric Diaz, le délégué CGT, abonde en désignant le dernier atelier de l’usine, autrefois gigantesque : « L’hiver, là-bas, il fait – 7°, et l’été entre 40 et 50°. À l’époque où l’usine était nationalisée, on était bien payés, mais tout nous a été enlevé », relate-t-il. À l’image de la désindustrialisation qui ravage le pays d’Olmes depuis des décennies, l’ancienne usine fondée en 1929 par Pechiney perd inexorablement en nombre de salariés. De 450 à son apogée, ils ne sont plus que 16, et doivent encore faire face à de nouveaux licenciements.

Un terreau fertile pour le RN

La rencontre entre cette situation locale sinistrée et la réforme des retraites, passée en force par le gouvernement malgré une révolte inédite, fait de l’Ariège une véritable poudrière électorale. Henri Dessart, 66 ans, retraité de l’usine au verbe haut, en témoigne. Sa colère est d’autant plus grande que sa femme, qui touche 720 euros de retraite, « pensait qu’elle allait gagner 1 200 euros », comme promis de manière trompeuse par le gouvernement. « Ce qu’ils ont fait au peuple, ils vont le payer un jour. Pour nous, un politicien est un menteur », assène-t-il.

Les 26 mars et 2 avril, la législative partielle qui a lieu dans la première circonscription de l’Ariège pourrait donc servir de premier exutoire. L’Insoumise Bénédicte Taurine y avait été réélue en juin dernier, mais le Conseil constitutionnel a annulé l’élection après un recours déposé par le candidat du Rassemblement national (RN), Jean-Marc Garnier, éliminé dès le premier tour à huit voix d’écart – une affaire de bulletins de vote mal répartis avec la circonscription voisine.

Bénédicte Taurine, candidate de la Nupes, le 23 mars 2023 à Foix. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart

Les états-majors des partis ont les yeux rivés sur ce qui sortira des urnes ariégeoises, après qu’Emmanuel Macron a qualifié, le 22 mars, ses opposant·es de « factieux » et de « factions ». Aux dernières législatives partielles, le 29 janvier, La France insoumise (LFI) avait gagné un siège à l’Assemblée nationale tandis que le RN en avait perdu un au profit de Renaissance. Mais c’était avant l’explosion sociale provoquée par la réforme des retraites. Dans une récente note de la fondation Terra Nova, deux chercheurs jugent que celle-ci « ne peut qu’alimenter la dynamique du RN ».

Sur le rond-point du Sabart, une seule certitude est en effet partagée entre tous : l’abstention sera forte, « Renaissance sera éjecté » et « l’extrême droite sera au deuxième tour », résume Florence Cortès, écrivain public à Tarascon et militante à Europe Écologie-Les Verts (EELV), qui enrage contre le jeu « dangereux » de la candidate dissidente du Parti socialiste (PS), Martine Froger, soutenue par la présidente de la région Occitanie, Carole Delga.

« Certains politiques ont utilisé l’épouvantail du RN pour asseoir leur pouvoir, mais aujourd’hui ça les dépasse, et la réforme des retraites rend la situation encore plus incontrôlable », ajoute-t-elle.

C’est aussi l’inquiétude de Françoise, qui milite au Parti communiste (PCF) depuis 1975 et soutient la candidate de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), Bénédicte Taurine. « Le candidat du RN risque d’être au deuxième tour et de gagner face à Bénédicte, qui a beaucoup d’embûches devant elle pour passer le premier tour », alerte-t-elle lors d’un débat sur la lutte contre l’extrême droite organisé dans un bar de Foix, le 22 mars, par les Jeunes communistes (JC) – dont la fédération ariégeoise vient de renaître après presque trente ans d’absence.

L’hypothèse du « front contre front »

Le discrédit profond dont pâtit la classe politique dans son ensemble est la source de ses angoisses : « Ce département subit depuis des dizaines d’années la désindustrialisation, les fermetures d’usines dues à la mondialisation et à la spéculation financière, la rancœur vient de là. Les gens se sont sentis trahis par les socialistes qui étaient aux manettes à une époque », explique Françoise, qui a elle-même travaillé pendant vingt ans dans l’usine textile Roudière, la fierté de Lavelanet jusqu’à sa fermeture en 2012.

« Apéro-débat » organisé par la JC ariégeoise, à Foix, le 22 mars 2023. © Photo Mathieu Dejean / Mediapart

Le RN n’a donc, à ses yeux, plus qu’à récolter les fruits amers de la casse sociale, sur fond d’abstention grimpante. Et son absence des manifestations contre la réforme des retraites ne change rien à l’affaire. « Marine Le Pen a adopté un discours tranquille, ses députés ne bougent pas une oreille à l’Assemblée, elle s’engouffre dans toutes les brèches, comme lorsqu’elle soutient le référendum d’initiative citoyenne [réclamé par les gilets jaunes – ndlr] », détaille la militante. 

De fait, le parti d’extrême droite fait tout pour pousser son avantage. Le maire RN de Perpignan (Pyrénées-Orientales), Louis Aliot, qui a grandi dans la vallée, est venu deux fois soutenir Jean-Marc Garnier, tandis que Marine Le Pen était attendue au marché de Lavelanet (où elle a obtenu 56 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle) le 24 mars – elle a annulé sa venue en raison du contexte national. La candidate macroniste Anne-Sophie Tribout, elle, est restée totalement muette pendant la campagne.

Je ne suis pas venu malgré les circonstances, mais à cause d’elles. […] Que dites-vous de cette situation, et que dit le peuple français à travers vous ?

Jean-Luc Mélenchon, en meeting à Ax-les-Thermes

Tout indique donc qu’un scénario « front contre front » – selon l’expression de Jean-Luc Mélenchon à l’époque où il incarnait le Front de gauche (FdG) face au Front national (FN) – se dessine. Le leader de LFI, arrivé en tête en Ariège au premier tour de la présidentielle (26,07 % des suffrages exprimés) devant Marine Le Pen, ne s’y est pas trompé. Le 22 mars, il est venu en personne prêter main-forte à Bénédicte Taurine lors d’un meeting à Ax-les-Thermes.

« Je ne suis pas venu malgré les circonstances, mais à cause d’elles », a-t-il déclaré en introduction d’un long discours devant une salle bondée. « Ne rabougrissez pas la législative partielle. La question posée est de savoir si ici, vous qui m’avez mis en tête de la présidentielle, vous qui par là même avez créé la puissante fraction insoumise à l’Assemblée nationale, […] que dites-vous de cette situation, et que dit le peuple français à travers vous ? », a-t-il enchaîné, signifiant clairement que cette élection aurait valeur de sondage. 

À la recherche du vote-sanction

Dans les rues d’Ax-les-Termes, ce jour-là, le peuple semble ailleurs. Aux militant·es qui leur tendent des tracts les invitant à voter dimanche, les badauds qui trempent négligemment leurs pieds dans des bassins d’eau naturellement soufrée, place Saint-Jérôme, leur répondent d’une moue dubitative. 

Lea Jane, militante aux Jeunes communistes de 21 ans et surveillante dans un internat, qui s’est heurtée à cette indifférence, voit bien le risque de grève civique : « Les fachos, eux, n’oublient pas d’aller voter, alors que la plupart de mes amis de gauche sont abstentionnistes », regrette-t-elle, se souvenant d’un dicton transmis par son grand-père, qui fut résistant : « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles. »

Croisée à Foix lors d’une manifestation pléthorique le 23 mars – 18 000 personnes ont défilé selon l’intersyndicale, soit davantage que le nombre d’habitant·es –, Bénédicte Taurine espère que la détermination de ses camarades insoumis et de la Nupes dans la lutte contre la réforme des retraites à l’Assemblée jouera en sa faveur. Mais, après l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron, qui a remis de l’huile sur le feu, elle s’interroge.

Plus que jamais, il semblerait que celui ou celle qui apparaîtra comme le vote-sanction le plus clair contre Macron remportera la mise. « On est dans un contexte très particulier : les 88 députés RN à l’Assemblée, dont tous les députés des Pyrénées-Orientales et trois des quatre députés de l’Aude [deux départements voisins – ndlr], sont un signe du déclassement ressenti par la population. Et l’entêtement de Macron n’apaise pas les choses, loin de là », observe-t-elle.

Dimanche, le résultat sera hautement symbolique. Il indiquera si, oui ou non, la gauche incarnée par LFI peut encore être portée électoralement par un mouvement social historique. Et si, à force d’ériger la légitimité parlementaire au-dessus de la démocratie sociale – la fameuse « foule » qui n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus » –, Emmanuel Macron n’a pas achevé de saper la confiance populaire dans le cœur de la démocratie représentative. 



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